Tribune de Claudie Picard concernant le Musée Lorrain
J’AI PEUR
J’ai très peur, au point de ne plus pouvoir m’assoupir la nuit. Si j’avais été content, autrefois, d’apprendre que mes nouveaux maîtres envisageaient de me faire une grande toilette, car il est vrai que j’en ai sérieusement besoin, aujourd’hui, je suis de plus en plus inquiet. J’entends d’ailleurs quotidiennement dans les couloirs des rumeurs de crainte et de colère.
Au début, je n’y avais pas pris garde, je suis assez vieux pour faire la part des choses, mais il paraît qu’ils n’ont pas seulement l’intention de me nettoyer : ils veulent changer complètement mon aspect. J’ai déjà pourtant assez souffert. Vous savez, en 1871, j’avais en partie brûlé. Mais heureusement des architectes intelligents m’ont réparé, sans me défigurer, dans le style XVIIIe siècle côté jardin, en harmonie avec l’ensemble construit par Emmanuel Héré, de la place Stanislas au Palais du Gouvernement. S’il n’avait été question que de redistribuer mes salles, de mettre en valeur mes murs et de m’adapter aux nouvelles normes, je n’aurais rien dit. Je ne suis pas aveugle et puis j’ai des oreilles. Je me rends compte que les gens qui viennent me voir traînassent sans enthousiasme d’une salle à l’autre. J’en ai même entendu qui disaient que mes richesses n’étaient pas bien exposées, que ça faisait poussiéreux et qu’ils n’avaient pas de plaisir à se trouver chez moi. J’ai ma fierté. J’avais cru, pourtant, que les choses allaient changer en s’améliorant. Mais la rumeur s’amplifie au point que je ne peux plus dormir. Il semblerait que mes nouveaux maîtres veuillent abattre les bâtiments qui se trouvent dans la cour, dont mon écurie, comme moi classée au patrimoine, pour les remplacer par une muraille rectiligne de 80m, haute de 7m50, en verre opaque, griffée de grandes bandes dorées… Si ! Et ce n’est pas tout ! L’architecte veut creuser dessous pour, selon les on-dit, aménager des salles et des couloirs, alors que le sol est gorgé d’eau : on en trouve à quarante centimètres. J’en sais quelque chose ! Mais ce qui m’angoisse le plus, c’est qu’ils vont toucher à mes origines et compromettre la solidité de mes fondations. Alors pourquoi, veulent-ils me faire des misères ? Parfois, je ne comprends pas ce qu’ils disent, car ils parlent une langue que je connais mal, mais, lorsque je regarde par la fenêtre, je vois qu’ils admirent ma cour et prennent des photos. Depuis environ deux ans, d’ailleurs, je me sens mis à l’écart. Avant, c’était plus animé, je me distrayais en contemplant les gens qui se promenaient dans le jardin du Palais du Gouvernement, les amoureux venaient souvent s’y asseoir. Et puis le parc est subitement devenu désert. J’ai fini par apprendre qu’il avait été fermé « pour piéger les corneilles ». Mais c’est bien long deux ans pour se débarrasser d’oiseaux nuisibles ! Puis, un jour que je ne suis pas prêt d’oublier, des machines sont venues tronçonner dix neuf marronniers. Quel vide devant moi ! Pourtant à part un ou deux, ils n’étaient pas malades. Pourquoi ont-ils fait ça ?
C’est parce que je serais trop petit qu’ils veulent entreprendre tous ces gros travaux. Si c’est le cas, ils pourraient me marier avec le Palais du Gouvernement, qui, comme moi, à grand besoin d’être rapproprié et restauré : je sais que les statues de l’hémicycle sont abîmées depuis plusieurs années et pas réparées. Dernièrement, il m’a été révélé qu’avec la nouvelle construction envisagée, ma seule rénovation coûterait au moins cent millions d’euros. Je ne suis peut-être pas très intelligent, mais il me semble qu’en me prolongeant et en m’associant à mon voisin, non seulement on ne dépenserait pas plus, mais on ne détruirait pas l’harmonie voulue par nos ancêtres. C’est vrai qu’avec les places Stanislas et de la Carrière, le Palais et le Parc du Gouvernement, c’est comme si nous nous tenions la main. Sans compter l’Église des Cordeliers et la pauvre Gendarmerie, qui, même si elle est plus jeune que moi, est bien malade. Depuis de nombreuses années, je constate que ses fenêtres sont étançonnées et hier, j’ai remarqué des hommes en uniforme qui installaient des barrières pour empêcher les gens de passer à ses côtés : il y avait des choses qui tombaient depuis son toit.
Ils veulent faire de moi un grand musée historique. Alors pourquoi veulent-ils détruire mon histoire ? Jusqu’à démolir mes parties classées pour les remplacer par cette muraille rectiligne de verre de 80m de long sur 7m50 de hauteur, opaque, griffée de dorures, en rupture totale avec mon environnement.